L’illusion de la maîtrise de sa vie numérique Le fonctionnement de nombreux services numériques populaires implique une forme de délégation de l’identité d’un individu auprès de ce même service. Il s’agit d’une forme de tutelle numérique. L’usage d’un réseau social par la création d’un compte sur une plateforme centralisée est une délégation d’identité. L’avatar, créé par l’individu, va le représenter aux yeux de son cercle d’influence au sein du réseau. Ce cercle peut être composé d’amis très proches, de parfaits inconnus ou de relations professionnelles. La personnalisation de cet avatar est un élément important pour l’individu afin de se différencier et de représenter au mieux ce qu’il est. La délégation d’identité est une pratique courante aujourd’hui. Elle est encouragée par l’apparition d’outils ou de services qui, par souci de simplicité, ne fonctionnent qu’en association avec une délégation d’identité. On observe la multiplication des services publics qui proposent de se connecter avec son compte Facebook pour s’identifier. Cela ne se limite pas à l’utilisation des réseaux sociaux. Toute relation avec un service, que ce dernier appartienne à une personne, une entreprise privée, une association ou un État, va généralement impliquer la création d’un avatar. Cette relation est vécue très différement par les utilisateurs. On a vu des individus criant au meurtre numérique à la suite de la suppression d’un compte. Il est donc primordial que la délégation d’identité soit une opération sûre pour les individus. Si une entreprise veut mettre fin aux relations qu’elle a avec un individu, cette action ne devrait pas pouvoir empêcher un individu de poursuivre sereinement sa vie numérique. Une gestion de l’identité doit servir leurs intérêts. L’utilisation des données privées appartenant à un avatar à des fins marketing montre combien aujourd’hui la délégation d’identité demeure une opération qui n’est pas sans danger pour l’utilisateur. Si l’on ne renverse pas la tendance, l’importance de cette délégation ne va cesser de croître en augmentant les risques pour les individus qui ne vivront qu’au travers de services contrôlés par une minorité. Les lois sur la protection des données cherchent à rendre cette servitude un peu plus acceptable, mais la véritable solution est l’avènement d’identités souveraines. Celles-ci seront à même d’associer l’autonomie nécessaire à la responsabilisation de l’individu. Mais surtout elles établiront des relations saines et équilibrées entre la machine et l’humain, ce dernier gardant un contrôle effectif sur sa vie numérique. Extrait de « Notre si précieuse intégrité numérique » par Alexis Roussel et Grégoire Barbey
L’asservissement volontaire et la nécessaire protection des individus La révolution industrielle du numérique n’a même pas encore commencé. Force est de constater que les individus sont toujours sous le joug de grandes entreprises internationales. Celles-ci ont des intérêts économiques qui entrent en contradiction frontale avec les intérêts légitimes des individus à voir leurs droits fondamentaux respectés. Les gens sont esclaves d’un système qui ne préserve pas leurs droits, sans qu’ils puissent décider de s’en extraire. Ces entreprises ont souvent tendance à tracer elles-mêmes les limites de leur activité et de l’usage qu’elles font des données personnelles. Elles prétendent informer au moyen d’un disclaimer et d’une politique de protection des données qui ne laissent qu’une marge de manœuvre limitée à l’individu. Les individus se trouvent souvent contraints à les accepter pour utiliser des services construits sur un mille-feuille d’autres services gérés par des multitudes d’entreprises. Or, ces entreprises font commerce des données personnelles des individus. Elles ne se contentent pas de recueillir les données que les individus partagent de manière consciente. La collecte va bien au-delà. Le traitement automatisé de ces données demeure bien souvent opaque. La faible protection des données personnelles profite aux entreprises qui font commerce de ces données. Il faut souligner la collaboration silencieuse des individus. En échange de services bien pratiques, ils adoptent un comportement paresseux se rapprochant d’une certaine servitude volontaire. Être libre et responsable sur le plan numérique nécessite l’acquisition d’une certaine culture et d’un minimum de connaissances techniques. Il ne suffit pas de constater que les entreprises et les États agissent à leur guise avec les données personnelles, il faut aussi adopter les comportements adéquats pour se protéger de cette emprise. Mais cet asservissement volontaire est particulièrement pervers pour ceux qui cherchent à s’en protéger. Comment rester en contact avec ses proches si eux-mêmes utilisent des plateformes sociales qui imposent cet asservissement ? À l’image de Neo dans l’œuvre cinématographique The Matrix, l’asservissement est contagieux et pousse à l’utilisation d’identités multiples. Être libre et responsable c’est prendre le risque de se couper des personnes encore en servitude. Le faible recul que nous avons sur l’Histoire nous permet déjà de prendre conscience de l’ampleur de la vulnérabilité des données privées. Il n’y a qu’à observer l’évolution des fuites de données dans les deux premières décennies des années 2000 pour s’en convaincre. Les leaks ont pris une ampleur vertigineuse. De quelques millions de données divulguées en 2004, on assiste aujourd’hui chaque année à des fuites de grande ampleur qui touchent des milliards de données détenues par des entreprises privées, des particuliers, mais aussi des États15. Ces derniers ne peuvent d’ailleurs plus garantir que les données qu’ils conservent sur leurs administrés ne seront pas divulguées à l’occasion d’une fuite. Les services publics devraient dès à présent travailler à ne plus collecter de données sur les individus qui ne sont pas essentielles à la réalisation de leurs missions. Les évènements ne manquent jamais de rappeler à quel point les données personnelles sont loin d’être protégées dans le monde actuel. Logiquement, tout cela implique une réaction. Elle doit être politique. Ce n’est qu’à travers le champ politique que les individus peuvent décider de la société dans laquelle ils désirent vivre. De nombreux problèmes se posent, notamment en matière de territorialité du droit. Comment un pays européen pourrait-il efficacement faire cesser et réparer un usage abusif de données personnelles exercé par une entreprise américaine qui n’a aucune structure juridique sur son territoire ? S’ajoutant aux difficultés juridiques, il faut ajouter les énormes intérêts économiques qui vont tenter d’infléchir la mise en œuvre d’une véritable protection. Si les individus utilisent des services numériques, c’est qu’ils entrevoient un bénéfice conséquent pour leur existence. Les immenses bénéfices financiers réalisés par les grandes entreprises actives dans le numérique démontrent combien les gains réels sont réservés à un petit nombre quand ils devraient revenir aux individus directement. Une meilleure protection des droits individuels fondamentaux permettrait d’établir une répartition plus juste et équitable des bénéfices de ces services, favorisant les espaces économiques dont font partie les individus, et pas seulement la Silicon Valley. La notion d’intégrité numérique n’est concevable qu’à travers l’existence des données, lesquelles sont omniprésentes. L’affinement de ces données, la façon dont elles sont analysées et les informations qui en découlent ne cessent de se perfectionner. Cela ne va pas s’arrêter. Toutes les données qui circulent sur une même personne sont tellement nombreuses qu’il faut les considérer comme un véritable clone numérique avec don d’ubiquité de l’être humain. Ces informations sont aussi tangibles que la réalité physique ou psychique d’une personne. Leur usage peut autant servir l’intérêt de l’individu que le desservir. Avant tout, il existe une présomption claire de la volonté de l’individu d’utiliser ces technologies dans un but bien précis. Elles servent à étendre ses capacités à communiquer et à échanger, en l’occurrence de manière instantanée et sur de très longues distances. L’être humain est un animal social qui ne peut résister à utiliser toute technologie qui va étendre ses capacités sociales. Et pourtant, il y a derrière ces besoins des commerces parallèles qui se nourrissent de ces technologies pour faire prospérer des modèles d’affaires qui n’ont pas de lien direct avec l’usage réel effectué par les individus. Pour l’heure, nous devons plutôt constater l’émergence d’une véritable élite numérique, qui à travers ses connaissances et sa capacité à créer de nouveaux instruments, ne cesse d’augmenter son pouvoir et ne cesse d’asservir plus de personnes. Extrait de « Notre si précieuse intégrité numérique » par Alexis Roussel et Grégoire Barbey